Jean-Pierre Clamadieu, le maître des horloges d'Engie

Il y a 3 années 1905

e, tout lui souriait. Président du conseil d’administration d’Engie, après avoir dirigé les groupes chimiques Rhodia et Solvay, Jean-Pierre Clamadieu était une des figures les plus respectées de l’establishment, salué par le ban et l’arrière-ban des politiques et du CAC 40. Depuis l’été, cette belle unanimité s’est fissurée. Controverses sur la vente de la participation d’Engie dans Suez à Veolia, polémiques avec l’Etat, annonce de restructurations massives à Engie, interrogations sur son engagement dans les renouvelables… l’ancien patron de Solvay s’est fait beaucoup d’ennemis. En septembre, les syndicalistes de Suez manifestaient devant le siège d’Engie en hurlant « odieux Clamadieu, adieu Clamadieu ! » Même inquiétude pour les salariés d’Engie, dont plus de 70 000 travaillent pour des actifs destinés a être cédés. Les politiques, de leur côté, redoutent que les mouvements débouchent sur de la casse sociale. Notamment à Suez, dont les dirigeants estiment que le rapprochement avec Veolia menacerait à terme 4 000 emplois.

Manœuvre éclair

Pour Jean-Pierre Clamadieu, la bourrasque est sévère. Ce vendredi 4 décembre, il nous reçoit au 24e étage de la tour Engie, à La Défense. Une semaine plus tôt, ce sont les huissiers qui s’étaient présentés devant l’immeuble. Mandatés par Suez, les experts recherchaient dans les serveurs informatiques des preuves d’une possible collusion entre Engie et Veolia. « Je suis choqué de cette démarche agressive, dit le président d’Engie. Il n’y a eu aucun échange entre nos deux entreprises avant que nous recevions l’offre de Veolia le 30 août. » Pour lui, ce dossier est de l’histoire ancienne. « Nous avons fait ce que nous souhaitions. Nous avons vendu notre participation (29,9 % sur les 32 % que détenait Engie) dans d’excellentes conditions, à 18 euros, alors que l’action Suez était à 10 euros en juillet. Je suis cependant un peu déçu que le dialogue entre Veolia et Suez ne se soit pas établi. » Doux euphémisme : les deux groupes sont depuis quatre mois en guerre larvée.

Tout a commencé le 31 juillet, quand, à l’occasion des résultats semestriels d’Engie, Jean-Pierre Clamadieu lâche, l’air de ne pas y toucher, la petite phrase qui tue : « Concernant Suez, je dirais que tout est ouvert. » Un mois plus tard, le PDG de Veolia, Antoine Frérot, propose une offre qui court sur seulement trente jours. Le président d’Engie déclare que le projet de Veolia « est par certains aspects attrayant », même si « le compte n’y est pas ». Il n’émet en revanche aucune objection sur le calendrier très serré. Le 5 octobre, le deal est soumis au vote du conseil d’administration d’Engie. L’Etat, actionnaire à hauteur de 24 %, est contre. Jean-Pierre Clamadieu passe outre. Une première dans le capitalisme français. Bruno Le Maire est furax.

« Je regrette que nous n’ayons pas réussi à trouver un alignement d’intérêt avec toutes nos parties prenantes », dit aujourd’hui le président d’Engie, avec un sens consommé de l’understatement. Alain Minc, conseiller des princes du CAC 40, est bluffé : « Jean-Pierre Clamadieu a montré qu’il pouvait être indépendant de l’Etat. C’est courageux. » Charles de Courson est moins magnanime. Le député juge ambiguë son attitude vis à vis de Suez : « Il a été très léger, et je suis gentil. Il n’a pas réuni les conditions pour sécuriser l’opération. Pourquoi n’a-t-il pas annoncé un cahier des charges et un appel à concurrence ? Pourquoi s’est-il laissé imposer son agenda par l’acheteur ? Cette procédure n’était ni faite ni à faire. Tout était monté à l’avance. »

Soupçons patronaux

C’est aussi l’avis de Philippe Varin. Dans une lettre à Bruno Le Maire, le président de Suez dénonce « des anomalies graves » et s’interroge sur la loyauté de son actionnaire de référence, qui ne lui aurait pas laissé le temps de monter une offre alternative. Il ajoute que son conseil d’administration a soutenu unanimement un autre projet, celui du fonds Ardian. Mais le président d’Engie en aurait dissuadé sa patronne, Dominique Senequier, en évoquant le « caractère inamical » de cette offre. La version de Jean-Pierre Clamadieu est un peu différente : « J’ai dit à Dominique Senequier que si elle présentait une offre ferme, nous la regarderions avec beaucoup d’attention dès lors qu’elle serait à un prix supérieur à celui de Veolia. J’ai ajouté que toute autre proposition serait inutile. Comment peut-on imaginer que le conseil d’administration d’Engie abandonne une offre inconditionnelle pour repartir dans une négociation avec un autre repreneur ? »

Quant à la célérité dont il aurait fait preuve, Clamadieu s’inscrit en faux. Il assure qu’il a indiqué dès 2019 aux dirigeants de Suez de se préparer à un changement d’actionnaire. « Je ne vois pas trace de déloyauté. Quand Suez a acquis GE Waters il y a quelques années, nous avons participé à l’augmentation de capital. Notre pacte d’actionnaire est fini depuis sept ans. Qu’Engie veuille valoriser sa participation me semble logique. Ce n’est pas bon de laisser un sujet entre deux eaux. J’aime que les choses aillent vite. » Mais il sait aussi se hâter lentement.

Stratège résolu

Sur le dossier Engie, Jean-Pierre Clamadieu a pris son temps. Nommé à la présidence en 2018, il cohabite pendant deux ans avec la directrice générale Isabelle Kocher. Côté stratégie, le duo est à peu près sur la même longueur d’onde pour décarboner l’ex-GDF-Suez. Le management chaotique d’Isabelle Kocher irrite cependant au plus au point l’ex-boss de Solvay. Quand, en février, elle fait bruyamment campagne pour être reconduite, il siffle la fin de la partie et convoque un conseil d’administration extraordinaire qui la débarque. Cette hypothèque levée, il annonce quelques mois plus tard un plan de cession de 8 milliards d’euros et la séparation de deux tiers de ses activités de services. La nouvelle entité, appelée Bright, regroupera 74 000 personnes et concurrencera des groupes comme Spie et Vinci Energies.

Dans le même temps, Jean-Pierre Clamadieu met le gouvernement belge au pied du mur sur la question des tranches nucléaires d’Engie outre-Quiévrain. « Pour que nous continuions à préparer une éventuelle prolongation de la vie de deux de nos centrales, il faut que nous ayons un signal très fort de Bruxelles ces prochaines semaines », avertit-il. Sans quoi, tout s’arrêtera en 2025. Epaulé par son conseil, où figurent des pointures comme Fabrice Brégier (ex-Airbus) et Ross McIness (président de Safran), il façonne un nouvel Engie. Et cela ne plaît pas à tout le monde. « En se séparant des services et du nucléaire belge, il fait place nette à Total dans les renouvelables », accuse Eric Buttazzoni, délégué CGT.

Maître des horloges

« Balivernes, répond Clamadieu. Nous n’avons aucune vocation à finir dans les bras de Total. Une fois extraite la partie Bright, nous ferons 40 milliards d’euros de chiffre d’affaires et ne serons pas trop petit. » Le président d’Engie veut recentrer l’énergéticien sur les infrastructures et les renouvelables. Il mise aussi sur le gaz, la moins polluante des énergies fossiles. Et même le gaz de schiste : ces dernières semaines, il négociait avec la société américaine NextDecade un contrat de 7 milliards de dollars d’importations, et finit par y renoncer sous la pression des ONG.

ONG qui s’interrogent sur la sincérité de son engagement dans la transition énergétique, après la nomination comme directrice générale de Catherine MacGregor, issue du monde des hydrocarbures (Technip, Schlumberger) sans expérience en matière de renouvelables. « Arrêtons la caricature, lance Jean-Pierre Clamadieu. Il y a quinze ans, je représentais le Medef au Grenelle de l’environnement. J’avais alors le sentiment d’être un dirigeant plutôt en avance sur ces sujets. Chez Engie, nous accélérons dans les renouvelables. Quant à Catherine MacGregor, je ne vois pas pour quelles raisons avoir travaillé chez Schlumberger l’empêcherait d’exercer des fonctions chez nous. »

Jean-Pierre Clamadieu, 62 ans, est un homme cartésien. « Dans les situations tendues, il fait toujours preuve d’une grande lucidité, d’une grande maîtrise de soi », témoigne Antoine Gosset-Grainville, avocat au cabinet BDGS. « Il n’a pas beaucoup d’affect, mais c’est un stratège hors pair, dit un bon connaisseur du CAC 40. Dans tous les dossiers qui lui ont été confiés, il a été le maître des horloges. Il attend et dégaine toujours au moment idoine. » Fils d’un cheminot et d’une couturière, le patron d’Engie est un pur produit de la méritocratie républicaine. « Mes parents m’ont transmis le goût de l’effort et du travail bien fait. Mon père s’est arrêté au certificat d’étude et a commencé à travailler à 16 ans. Il accrochait des wagons dans une petite gare de Côte-d’Or. A 40 ans, je le voyais préparer ses examens. Il m’a encouragé à viser haut. »

Animal à sang froid

Diplômé de l’Ecole des Mines, Clamadieu débute comme conseiller industriel au cabinet de la ministre du Travail Martine Aubry, avant d’intégrer en 1993 Rhône-Poulenc. Quinze ans plus tard, il devient PDG de Rhodia. Lors du rachat en 2011 par Solvay, il prend la tête du nouvel ensemble et s’installe à Bruxelles pendant sept ans. La soixantaine venue, il décide de revenir à Paris. Pour profiter de la vie et se rapprocher de ses deux filles. Les jobs opérationnels, trop usants, chronophages, ne l’intéressent plus. Il est en revanche ouvert aux postes non exécutifs, devient administrateur d’Axa et Airbus. Et, cerise sur le gâteau, la ministre de la Culture Françoise Nyssen lui confie la présidence du conseil de l’Opéra de Paris.

Membre du Siècle et de France Industrie, le très policé Clamadieu est un des patrons les plus influents du pays. Toujours posé et d’humeur égale, il navigue comme un poisson dans l’eau dans le monde feutré du CAC 40. D’où une certaine perplexité quand il règle vite fait le dossier Suez et remodèle Engie alors que la direction générale est vacante (Catherine MacGregor a pris ses fonctions le 1er janvier). « Je me souviens de Jean-Pierre Clamadieu comme quelqu’un d’intelligent et d’habile, mais ce n’est pas un homme de combat, indique Jean-René Fourtou, ex-PDG de Rhône-Poulenc. Il a plutôt tendance à contourner les obstacles. S’il va au front avec Suez et Engie, c’est qu’il a sans doute reçu des assurances de l’Etat. » L’ex-PDG de la SNCF Guillaume Pepy ne note pas de changement par rapport à l’homme qu’il a connu voilà trente ans au cabinet Aubry. « Quand il crée le champion de la chimie européenne, tout le monde applaudit et Jean-Pierre a alors le profil du gendre idéal. Aujourd’hui il apparaît comme clivant parce que le dossier Engie-Suez-Veolia est clivant. »

Dans la tempête, le président d’Engie reste droit dans ses bottes. Les critiques semblent glisser sur lui. « Elles l’affectent, mais ça le touche moins que d’autres, car Jean-Pierre est ultra rationnel et ne laisse jamais paraître ses émotions », dit Cécile de Marsac, ancienne DRH de Solvay. L’intéressé assume son côté animal à sang froid. « Je sais très bien gérer les crises à haute intensité. Dans ces moments-là, je suis plus serein que dans la vie quotidienne. » Le voilà servi.


Nicolas Stiel

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